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Les menstruations en temps de guerre

Entretien avec Oksana Leuta, comédienne, enseignante ukrainienne et fileuse pour les journalistes internationaux. Elle participe à Radio Live : Vivantes d’Aurélie Charron auprès de deux autres femmes : Inès Tanovic et Hala Rajab où elles racontent leurs vives dans ces pays en guerre. Le spectacle a été joué au Méta UP à Poitiers en septembre 2025.

Entretien mené par Eva Aumonnier et Ema Demptos

Qu’en est-il de la précarité en Ukraine ? Est-ce que les protections hygiéniques se trouvent facilement ? 

Les pharmacies et les magasins sont ouverts, on peut y trouver des serviettes hygiéniques, des tampons, etc… J’ai parlé avec trois femmes militaires. Elles ne ressentent pas un manque de produits, car elles prévoient en amont et emportent tout le nécessaire avant de partir en mission. Mais j’ai lu quelques articles, toujours de femmes militaires, expliquant que, parfois à cause du stress, leur cycle menstruel devient imprévisible. Cela pose problème en mission, notamment, lors de pilotage de drones.
Mais si on compare avec Gaza, nos frontières avec la Pologne restent ouvertes. Les produits peuvent entrer dans le territoire, sauf dans les zones de combat. Cela évite une pénurie de produits alimentaires ou de serviettes hygiéniques. Par contre, dans les villes sur la ligne de front, il n’y a plus de pharmacies ou de magasins et  quelques milliers de personnes y vivent encore, dans les caves de leurs maisons bombardées.

Lors de la libération des villes de Boutcha et d’Irpin, près de Kiev, nous sommes entré·es dans la ville avec les journalistes. La première personne que j’ai vu était une femme, qui marchait comme un zombie. Je me suis approchée pour savoir comment elle allait, et je lui ai demandé si elle avait besoin de quoi que ce soit. Elle m’a demandé une serviette hygiénique, et je me rappelle que je n’en avais pas, et j’avais tellement envie de lui en donner. Je lui ai proposé des mouchoirs. Mais elle me disait : “Non non non j’ai besoin de serviettes hygiéniques s’il vous plaît.” Pour moi, cela reste quand même une image assez forte d’une femme, qui est sortie de l’occupation et qui cherchait une serviette hygiénique et c’est la première personne que je croisais.

Je pense aussi au récit d’une amie, une comédienne avec laquelle je joue dans le spectacle. Elle était sous l’occupation pendant deux semaines, et elle avait aussi ses règles. Elle n’avait pas prévu de prendre des serviettes hygiéniques. Quand tout était fermé lors de la phase active de l’occupation, les voisins ont cassé la pharmacie. Elle est allée voir ce qui s’est passé, et ça lui faisait vraiment de la peine que cela soit pillé. Mais en même temps, elle avait tellement besoin de produits hygiéniques, et elle hésitait. Et puis elle a finalement pris aussi quelques paquets de serviettes, même si elle avait l’impression de participer ainsi au pillage.

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Qu’en est-il aussi des soins gynécologiques ? Est-ce que la guerre augmente les problèmes gynécologiques ?

Dans les cliniques privées, il est très facile d’obtenir un rendez-vous. Dans les cliniques d’État, où les rendez-vous sont gratuits, il faut parfois attendre. Les services médicaux fonctionnent dans les villes éloignées du front. En revanche, dans les zones proches du front, les hôpitaux ferment et les médecins partent. Il reste souvent au moins un généraliste et quelques infirmiers pour aider jusqu’au bout. Mais c’est certain qu’il n’y a pas de médecins spécialisés. Des bus de médecins itinérants se déplacent de villes en villes pour proposer des consultations gratuites pour les personnes dans le besoin. Il y a toutes sortes de spécialistes : des ophtalmologues, des gynécologues, des psychologues, etc…

Même s’il y a beaucoup de départs de médecins, il y a beaucoup de personnes déplacées dont de potentiels nouveaux docteurs. Ce mouvement empêche alors d’avoir une pénurie de médecins.

Quels impacts la guerre a-t-elle sur votre corps ? 

Pour ma part, mon cycle n’a pas du tout été affecté par la guerre, sans doute grâce aux antidépresseurs qui me permettent supporter la réalité de ce que je vis, malgré un stress permanent. Mais cela dépend du corps de chaque personne, j’ai lu des témoignages de femmes ukrainiennes se plaignant d’irrégularité du cycle, de règles imprévues. Par exemple, il y avait le témoignage d’une femme captive en Russie. Dans les prisons, ils ne donnaient aucun produit d’hygiène. Les détenues devaient alors déchirer leurs habits pour les utiliser comme serviettes durant leurs règles, qu’elles lavaient ensuite à la main.

J’ai une amie qui a un faible taux d’hémoglobine et des règles très abondantes. Elle souhaitait s’inscrire dans l’armée mais elle réfléchissait car en cas de blessure ou d’hémorragie, elle serait beaucoup plus faible selon les dires de son médecin. Il lui a alors conseillé de poser un stérilet, ce qui a réduit son flux menstruel. Pour elle, il s’agissait alors d’une bonne solution. Cela lui évitait de toujours devoir se soucier d’avoir une paire de pantalons de rechange, qu’elle ne pourrait potentiellement pas nettoyer à cause du manque d’eau. Mais, surtout, elle serait plus forte en cas de blessure.

Est-ce que le contexte de guerre renforce l’invisibilisation des problèmes menstruels ? 

Lorsqu’il s’agit de survie, les règles ne sont pas le problème le plus grave à vivre. Dans des situations graves, où le sang serait visible par manque de produits hygiéniques, cela deviendrait un souci. Avoir accès aux antidouleurs ou aux protections hygiéniques, malgré les coupures d’électricité et les bombardements constants, représente une forme de véritable confort.
Concernant l’invisibilisation, je ne suis pas sûre que le terme soit juste, car il existe beaucoup de femmes qui s’expriment sur le sujet. Par exemple, les femmes militaires échangent beaucoup entre elles sur des groupes de discussions. Elles s’aident entre elles sur des thématiques que seules elles peuvent comprendre.

Il y a aussi des associations qui envoient des colis aux femmes sur le front. Dans ces colis, ils mettent toujours des shampooings, des crèmes pour le visage parce que cela est aussi important de ne pas sentir sa peau tendue cause de la sécheresse ou de la poussière. Dedans, iels mettent toujours des serviettes, des lingettes intimes car les femmes au front n’ont pas toujours accès à des pharmacies.

Comment votre rapport au corps évolue-t-il au fil des années de guerre ? Sachant que vous travaillez dans le spectacle vivant, est-ce une manière de se réapproprier votre corps ? Quelle importance cette pratique a-t-elle en contexte de guerre ? 

Je ne vois pas du tout mes moments sur scène comme une thérapie, parce que je ne trouverai pas cela juste par rapport au spectateur. Ce que je fais, je le fais pour le spectateur, mais pas pour moi.

Lorsque j’ai commencé à prendre des antidépresseurs, je mangeais beaucoup de chips et buvais beaucoup de RedBull parce qu’en mission, on mange n’importe comment. J’ai pris 14kg et, 14kg c’est quand même quelque chose que tu remarques sur ton corps. Quand j’ai commencé mon spectacle de danse, je ne me sentais pas très bien dans mon corps, je voyais qu’il était un peu faible, un peu gros, un peu rempli de chips et de RedBull. Le spectacle, étant très corporel, cela m’a poussé à adopter un régime alimentaire plus sain. J’ai alors perdu du poids, et cela est plus facile pour moi de bouger, de danser. Et c’est grâce à la danse que je m’en suis rendue compte. Quand tu marches dans la rue, tu ne ressens pas vraiment comment ton corps fonctionne si tu n’y prêtes pas attention. Me lever le matin, me faire un café et mettre un gilet pare-balle, pendant ces moments-là, je ne le remarquais pas. C’est vraiment sur scène que je me suis dit : « Là ça ne va pas, je n’arrive pas à bouger comme je veux »

Par exemple, j’ai vu sur Instagram un entretien avec une danseuse qui expliquait qu’au début de la guerre, il n’y avait pas la question de l’art. Personne ne dansait, ne faisait du théâtre, ne chantait. Il fallait soit s’enfuir, soit réfléchir à la manière d’aider. Au bout d’un moment, les danseur·euses, les comédien·nes, les chanteur·euses ont compris qu’iels voulaient continuer à danser, même s’il s’agissait de danser la guerre ou de danser ce qu’iels étaient en train de vivre.

Je me souviens, par exemple, des chanteur·euses de Kharkiv : lorsque tout a été fermé, même l’opéra, il ne restait pas de scène où se produire. Iels ont raconté avoir fait la tournée la plus étrange au monde, une tournée dans les stations de métro de Kharkiv, parce que les gens vivaient au sous-sol, dans le métro. Les artistes allaient de station en station pour donner de petits concerts.

Est-ce que cela a remis en cause des projets comme une potentielle maternité mentionnée dans le spectacle Vivantes ?

Les préoccupations qui étaient présentes dans ma vie avant, c’étaient surtout l’écologie et le droit des animaux. Je travaillais dans une boite de nuit queer, et tout cela n’a plus grand-chose à voir avec mon quotidien aujourd’hui. À l’époque, je refusais d’utiliser des serviettes hygiéniques, car ce n’était pas bon pour la nature ; j’étais passée aux culottes menstruelles. Mais avec la guerre, j’ai dû revenir aux serviettes parce que tu ne sais jamais s’il y a de l’eau pour nettoyer des culottes menstruelles, si tu pourras les faire sécher rapidement. Avec beaucoup de regrets, j’ai dû revenir à ces trucs qui contiennent du plastique, qui polluent la terre. Mais j’ai dû faire ce choix parce que je ne peux pas avoir trente culottes menstruelles et attendre pour les mettre à la machine à laver. C’était la même chose pour une amie qui a rejoint l’armée : elle utilisait une cup, mais avec les mains tout le temps sales, elle ne peut pas se mettre les doigts dans le vagin. Même si je ne peux plus le faire, ça me préoccupe que tous nos gestes d’écologie soient dans la merde.

Concernant la maternité, la situation démographique de l’Ukraine est catastrophique. 3 ou 4 millions d’Ukrainien·nes sont parti·es à l’étranger. Celleux qui restent ne veulent pas faire des enfants donc la population diminue. Mais elle ne diminue pas seulement à cause des morts liés aux bombardements, mais aussi parce que les gens en général ne veulent pas faire d’enfants à cause de l’avenir incertain. Mais aussi comment faire des enfants lorsque ton mari est sur la ligne de front, et qu’il n’est présent que trois semaines par an ?  

En ce qui me concerne, j’avais envie d’avoir un enfant. Juste avant l’invasion, je suis allée voir une gynécologue pour comprendre si je devais congeler mes ovocytes.  J’avais une amie qui l’avait fait gratuitement, car cela est gratuit pour les hommes et femmes militaires. Mais cela m’a paru très cher.

Aujourd’hui, je souhaite toujours avoir un enfant. Mais le contexte rend les choses plus compliquées. Mon mari a le même métier que moi, il est souvent en mission et nos emplois du temps concordent rarement. L’invasion a aussi beaucoup affecté ma libido. Malgré tout, j’essaye en fonction des périodes d’ovulation. Je veux avoir des enfants mais cela reste laborieux. Je n’ai pas peur d’avoir des enfants, car j’ai des amis autour de moi qui ont des enfants pendant la guerre. Ils se sont adaptés, ils descendent dans les abris en cas de bombardements. Les écoles maternelles ont maintenant des abris. Récemment, il y a eu une frappe sur l’école maternelle à Kharkiv mais aucun n’a été blessé car tout le monde était dans l’abri. Les instituteur·rices et les parents savent comment gérer cela, pour être efficace et mettre les enfants en dehors du danger assez vite.